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Vous êtes devant "l'Arlésienne remontant l'escalier".
Ce titre fait référence au "Nu
descendant l'escalier" de Marcel Duchamp, artiste étant
considéré unanimement par la critique comme étant
le père de l'Art Contemporain tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Cette toile a été réalisée en avril 2012.
Pour bien comprendre le titre de cette toile il vous faut d'abord savoir
que Danielle Raspini a rencontré l'Arlésienne en 2002,
soit 10 ans auparavant.
Il faut savoir également que l'Arlésienne n'est pas seulement
ce personnage que l'on ne voit jamais, c'est en réalité
une manifestation des traditions du Pays d'Arles. Un costume traditionnel
qui nous vient du XVIIIème siècle et régulièrement
porté encore aujourd'hui par les femmes de cette région.
Il est beaucoup plus qu'une résurgence régionale typique
ou folklorique, mais bel et bien une manifestation culturelle étonnamment
riche et pleine d'enseignements. Tout d'abord, l'Arlésienne l'a
conduite à peindre dans un style pratiquement académique
et ainsi à redécouvrir toute une manière de travailler
que les peintres actuels ont oublièe pour la plupart. Il faut
préciser encore que la majorité des toiles que Danielle
Raspini présente sont réalisées à partir
de personnes réelles. Elle peint donc les femmes de la région.
Les femmes de ce pays d'Arles qui portent le Costume ne le font pas
de manière simplette comme un déguisement quelconque,
elles effectuent, entre autre, un bon nombre de recherches historiques.
Elles lui ont donc appris, comme elles le font elles même, à
toujours faire en sorte de remettre les choses dans le contexte de l'époque.
Il faut bien comprendre que l'Arlésienne n'est pas qu'un costume,
c'est une sorte d'enseignement avec ses codes et ses exigences.
Danielle Raspini peint depuis 1972, elle fait sa première exposition
personnelle en 1974 et a toute sa vie vécu de sa peinture et
de son dessin. Et si on lui avait dit dans les années 90 qu'elle
peindrait un jour de manière figurative, pratiquement académique,
elle ne l'aurait jamais cru. L'Art est un domaine qui l'a toujours passionnée
et particulièrement les modernes et contemporains.
Revenons à notre titre : "l'Arlésienne remontant
l'escalier". Ce titre vient de réflexion concernant le peintre
Marcel Duchamp qui est considéré dans le monde de l'Art
comme l'initiateur principal de l'Art Contemporain tel que nous le connaissons
aujourd'hui. Il y avait dans la façon dont est présenté
Marcel Duchamp quelque chose qui ne lui convenait pas. Ce "nu descendant
l'escalier" puis cette "roue de bicyclette" puis "l'urinoir". Pourquoi
cet homme passe de cette peinture, très bonne, avec du plaisir
de peindre, à une roue de bicyclette ou à cet urinoir.
Un pur jeu de provocation ? C'est en tout cas ce que l'on nous donne
comme explication : la provocation déclenche le réveil
des sens et décape les esprits. L'explication ne lui convenait
pas, Duchamp ne serait-il qu'un décapant et sympathique farceur
?
En mettant les choses dans leur contexte on obtient des explications
beaucoup plus convaincantes.
Il faut d'abord se rappeler que Marcel Duchamp s'est, plus tard, retiré
du monde de l'Art pour se consacrer aux échecs, jeu de stratégie
qui demande un fort esprit logique. Il sera je crois champion de Belgique.
Voici donc un artiste capable d'adopter une démarche parfaitement
rationnelle et cartésienne.
Nous voici en 1917, en avril 1917, quand il expose son urinoir à
New-York. En fait il ne sera jamais exposé mais refusé
par la Society of Independent Artists sous prétexte que ce n'est
pas une uvre d'Art. Et tout se termine dans un scandale et une
confusion générale laissant place à la polémique
; "est-ce sérieux ou est-ce une blague". En réalité
personne n'a jamais bien donné d'explication à l'urinoir,
y compris Duchamp lui-même. La polémique prend une ampleur
maximale quand un article anonyme parait dans The Blind Man dans lequel
il est dit : "Les seules uvres d'Art que l'Amérique ait
données sont des tuyauteries et des ponts". Ce fut la parole
qui fâche. Outre qu'il y avait encore à cette époque
un grand nombre de peintres académiques et le succès des
impressionnistes, cette remarque anachronique représentait probablement
les réelles intentions de Duchamp. L'urinoir devait être
présenté posé sur une étagère, sans
aucun autre accessoire.
Or qu'est-ce qu'un urinoir sans évacuation et sans arrivée
d'eau ? Et en 1917, combien y avait-il de personnes avec l'eau sur l'évier
? En 1917 nous sommes encore au début de l'industrialisation,
tout reste à faire. Le grand uvre n'est plus la représentation
de quelques scènes peintes de manière académique
ou impressionniste mais plutôt la réalisation de nouvelles
infrastructures réalisées par et pour l'ensemble de la
population. Ce sont les idées d'une nouvelle ère plus
égalitaire, plus solidaires aussi, devant l'obtention d'un confort
de vie accessible à tous. Ce sont ces idées qui circulent
en ce début de XXème siècle.
Les grandes uvres seront communes.
Ces idées sont si puissantes et si répandues depuis le
XIXème qu'elles feront apparaïtre le Marxisme dans toute
l'Europe et forgeront en Russie la révolution Rouge de février
puis d'octobre 1917.
Voilà
donc le contexte de l'époque.
Marcel Duchamp est un dandy qui ne cherche pas à passer pour
un révolutionnaire politique. Il ne fournira donc pas plus d'explication
à ses contemporains. Pourtant, pourquoi a-t-il appelé
l'Urinoir "Fontaine" ou "Fountain". S'il avait souhaité uniquement
la provocation il aurait appelé l'Urinoir "Urinoir" ou "Urinal"
ou "Vespasienne". En intitulant son "Urinoir" "Fontaine" il nous indique
bien sa volonté de nous parler de l'Eau. N'oublions pas que si
Duchamp joue de l'humour, il est aussi en tant que champion d'échec
un esprit tout à fait pragmatique. Il est intéressant
de constater également qu'en cette fin de deuxième décennie
de XXème siècle et malgré le déroulement
de la première guerre mondiale, les projets d'aménagements
de l'eau sont particulièrement à l'ordre du jour. Une
multitude de fontaines publiques date de cette époque alors que
les grands chantiers d'adduction et d'assainissement ne sont encore
que de vagues projets. En France, il faudra attendre les années
50 pour voir les campagnes correctement équipées et en
1960 seulement 12% de la population profitait du tout à l'égout.
Tout le monde sait à quel point Duchamp aimait et usait de l'humour
comme, dans la même veine, Dali en usa plus tard. Il se détacha
pourtant du monde de l'Art auquel il n'adhérait plus. L'escalade
du toujours plus dans la provocation avait fini par ne plus amuser celui
qui fut le premier initiateur de ce mode d'expression parce que l'expression
n'est pas la provocation, la provocation n'est qu'un moyen d'alerter
mais non une fin en elle-même.
Marcel Duchamp nous dit dans son discours au Musée d'Art moderne
de New York en 1961, à propos des "Ready-mades" :
"A New York en 1915, j'achetai dans une quincaillerie une pelle à
neige sur laquelle j'écrivis "En prévision du bras cassé"
(In advance of the Brocken arm). C'est vers cette époque que
le mot "ready-made" me vint à l'esprit pour désigner cette
forme de manifestation.
Il est un point que je veux établir très clairement, c'est
que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque
délectation esthétique. Ce choix était fondé
sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au
même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût,
en fait une anesthésie complète.
Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à
l'occasion j'inscrivais sur le ready-made. Cette phrase, au lieu de
décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée
a emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus
verbales."
Sa préoccupation n'est absolument pas esthétique, elle
s'oriente dans des régions plus réfléhies, plus
intellectuelles, plus pragmatiques, plus raisonnées et avec,
à la manière anglo-saxonne, l'humour en plus qui n'aide
pas forcément à la compréhension mais qui permet
à son auteur toutes les pirouettes possibles. Elle indique aussi
que l'artiste n'est pas cet être isolé, presque autiste,
détenteur de sa délectation narcissique. Dans l'uvre
de Duchamp, la vision humaniste serait en réalité plus
importante que la provocation.
Rien ne prouve avec certitude l'exactitude de notre lecture de "Fontaine".
Effectivement. Mais avouez quelle répond d'une manière
bien compréhensible par tout le monde, de l'utilisation que Duchamp
faisait de la provocation. Voilà maintenant un siècle
que l'Art Contemporain nous sert de la provocation comme par "système
artistement correct". Et d'escalade en escalade l'Art est devenu, comme
le dit Fumaroli, "un Grand Barnum Circus". Une sorte de grand bizutage
qui ne joue plus ce rôle revendiqué par ses premiers acteurs,
celui d'éveiller les esprits. Parce que tout le monde de l'Art,
artistes, critiques, galeristes, institutionnels et aussi amateurs et
clients se sont installés, probablement avec la même paresse
intellectuelle que les académistes de la fin XIXème, dans
un conformisme bien maîtrisé, confortable et élitiste,
et qui malgré un siècle d'existence, fait toujours moderne
bien que trop souvent vide de sens. A partir du début du XXème
siècle, à force de vouloir dévaloriser nos cultures
traditionnelles occidentales, nous avons en matière culturelle
jeté le bébé avec l'eau du bain. Tout l'Art d'aujourd'hui
fait l'apologie de la déconstruction, de la déstructuration,
de l'inachevé, de l'éphémère, de la transgression.
A force d'orienter les mouvements culturels vers le désapprendre,
il s'en est suivi logiquement une perte globale des repères,
marquée par une incivilité et irresponsabilité
généralisée de nos sociétés occidentales.
Les difficultés que nous rencontrons aujourd'hui ne sont principalement
ni économiques, ni politique, ou financière, elles sont
essentiellement culturelles. Ce thème de l'Arlésienne
n'est pas, par voie de conséquence, connu par l'ensemble du public
dans son aspect le plus constructif. L'Arlésienne est devenue
le symbole de l'absence pour des raisons "historiques" faciles
à montrer. Ceci est un point négatif ou perçu comme
tel. Il ouvre malgré tout un passage vers l'imaginaire. Mais
l'Arlésienne c'est surtout un code social que chacune doit respecter
tout en se l'appropriant pour le sublimer à sa manière.
C'est une façon de s'affranchir des règles tout en les
respectant. Tout le travail de Danielle Raspini sur l'Arlésienne
tourne autour de cet axe. Ce sujet dont les racines nous viennent du
XVIIIème et ce retour au très figuratif représente
en quelque sorte sa provocation personnelle auprès d'un certain
public largement dépassé lorsqu'elle lui présente
ses abstraits et autres Gnossiens qu'elle faisait dans les années
70 et 80, il y a plus de 40 ans. Pour elle, aujourd'hui, l'avant-garde
se situerait davantage vers une nouvelle figuration qui permettrait
de s'affranchir des derniers tabous de la pensée unique. En tous
cas, il conviendrait de s'écarter du stérilisant zapping
ambiant en recherchant une démarche du réapprendre, de
redécouverte des valeurs simples qui permettent tout simplement
de vivre ensemble.
Jean-Claude
Abrard
Octobre 2012